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Je cherche à comprendre… Les codes cachés de la nature

Article de Pierre Papon dans la revue Futuribles sur le livre de Joël de Rosnay "Je cherche à comprendre… Les codes cachés de la nature" - 20 Janvier 2017

Dans son nouveau livre, Joël de Rosnay, biologiste, ancien pasteurien et vulgarisateur scientifique de talent, nous fait partager sa fascination pour l’unité de la nature et ses réflexions sur les mutations que les techniques numériques vont provoquer dans la société.

L’auteur rappelle, en introduction, que depuis un siècle on a compris que la matière et le vivant évoluent du simple au complexe, la chimie et l’électricité jouant un rôle clef, avec la photosynthèse, pour construire le vivant. Tout se passe comme s’il existait des codes cachés qui expliqueraient cette complexité. Les cellules vivantes et leurs interconnexions constituent ainsi des êtres pluricellulaires qui, pour la plupart, sont impliqués dans des réseaux sociaux comme les fourmis et les humains. Ces codes, comme le montre Joël de Rosnay dans les deux premiers chapitres de son livre, sont à l’œuvre dans l’espace et dans le temps. En effet, la nature est capable d’engendrer des formes géométriques très différentes — c’est la morphogénèse — évoluant dans le temps et que l’on peut reconstituer avec des formules mathématiques (les fractales par exemple). Les analogies entre les spirales d’un coquillage, les bras d’une galaxie spirale, voire la forme d’une vague déferlante en sont un bon exemple. On peut constater aussi celles existant entre les nombreux phénomènes de régulation d’écosystèmes. Leur comportement obéit à des lois mathématiques simples, comme par exemple les systèmes proies-prédateurs (tels que les stocks de poissons dans les zones de pêche). De même existe-t-il des rapports simples entre la masse d’un individu d’une espèce, son métabolisme et sa durée de vie, et qui s’expriment par des lois dites d’échelle, valables pour toutes les espèces animales. Enfin, Joël de Rosnay souligne les analogies entre les comportements collectifs dans le monde animal (les abeilles, les fourmis, les souris, etc.) et l’organisation de grands systèmes (une ville, un réseau Internet, une entreprise, etc.) au sein desquels un signal (tel qu’une phéromone émise par un insecte, une information envoyée sur Internet) peut déclencher des phénomènes collectifs (une panique par exemple). Ses observations le conduisent à constater l’unité de la nature, un défi qu’il « cherche à comprendre ».

Le troisième millénaire nous confronte à un autre défi : celui que posent les robots et l’intelligence artificielle et auquel Joël de Rosnay consacre cinq chapitres de son livre. En effet, ceux-ci vont étendre considérablement les possibilités du cerveau humain tout en transformant notre relation au travail. Les outils numériques et les automatismes multiplient non seulement nos moyens d’action mais, selon lui, ils sont « mettables » (adaptables au corps humain) permettant ainsi leur symbiose avec l’homme qui « devient outil connecté et augmenté ». Cette transformation, souligne l’auteur, a déjà suscité des mises en garde, notamment de la part de scientifiques et d’entrepreneurs comme Stephen Hawking et Bill Gates : que va devenir l’emploi ? Pourrons-nous contrôler ces robots et l’intelligence artificielle ? L’auteur leur répond par une formule très simple : « Au boulot les robots ! » En effet, estime-t-il, ces techniques libéreront notre cerveau de tâches de routine, lui donnant ainsi des degrés de liberté pour des activités de communication et de création. Joël de Rosnay a confiance dans la capacité de ce vaste système technique à s’adapter, voire à muter de lui-même mais, souligne-t-il, il n’est pas sans risques car des monopoles pourraient contrôler la toile qui se tisse sur toute la planète. Il faut donc se préoccuper dès aujourd’hui des dérives du système, notamment son « ubérisation ».

Les mutations que provoquent la robotique et les techniques numériques conduisent Joël de Rosnay à proposer une thèse (ébauchée dans un ouvrage précédent L’Homme symbiotique [1] : l’homme va changer car il va être en symbiose (son cerveau notamment) avec l’ensemble des techniques nouvelles et s’intégrer à un véritable cerveau planétaire. L’auteur n’épouse pas pour autant les thèses transhumanistes qui ne prônent pas seulement l’augmentation des capacités humaines, voire la suppression de la mort, mais aussi la création de superhumains. Il condamne ces conceptions narcissiques et égoïstes car, pense-t-il à juste titre, elles aboutiraient à diviser l’humanité entre les individus ayant les moyens de s’augmenter et les autres. Joël de Rosnay plaide pour un hyperhumanisme : la capacité pour l’homme de devenir plus humain car le travail serait dévolu aux robots et la vie aux humains libérés de contraintes matérielles. L’hyperhumanisme, conclut-il, fera de l’homme le véritable créateur de son avenir, une tâche collective qui pourrait être une véritable œuvre d’art. Il serait un moyen d’action pour transformer le monde et poursuivre par d’autres voies le travail de la nature.

Le lecteur peut être séduit par la thèse hyperhumaniste de Joël de Rosnay car elle présente de façon optimiste, et de manière pédagogique, l’avenir de notre société transformée totalement et positivement par les techniques numériques qui vont faire émerger un véritable cerveau collectif. Elle soulève toutefois beaucoup de questions. On peut d’abord s’interroger sur l’optimisme de l’auteur : les progrès de l’Intelligence artificielle et de la robotique sont indéniables, mais sont-ils aussi rapides que certains le disent ? Joël de Rosnay reconnaît lui-même que si la loi de Moore est valable pour les ordinateurs (le doublement biennal de leur puissance), elle ne s’applique pas encore à ces techniques. Qui plus est, peut-on envisager de doter l’humanité d’un cerveau universel alors que l’on est loin de comprendre le fonctionnement du cerveau humain ? Existe-t-il des codes neuronaux qui expliqueraient les mécanismes de la conscience et de la mémoire ? Les neurobiologistes ne donnent pas la réponse. La prospective doit aussi s’interroger sur les finalités de l’hyperhumanisme : est-il souhaitable de « penser et échanger rapidement » ? Ne faut-il pas, souvent, laisser du temps au temps, et peut-on envisager que ce nouvel humanisme reposant sur la technique fasse preuve de créativité, exprime des émotions et de l’empathie, et respecte la diversité des cultures qui sont le propre de l’humain ? Même si l’on peut s’interroger sur la concrétisation des perspectives qu’il ouvre, le livre de Joël de Rosnay a le mérite de nous contraindre à l’indispensable réflexion sur les transformations de nos modes de pensée et d’action par les techniques numériques.



[1] Rosnay Joël (de), L’Homme symbiotique. Regards sur le troisième millénaire, Paris : Seuil, 1995.